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— Jamais je n’aurais cru que quelqu’un puisse être fou au point de pouvoir espérer abuser ainsi la Zelandonia, dit la Première, assise avec Ayla dans le grand édifice utilisé par la Zelandonia pour un certain nombre de fonctions. Merci de m’en avoir informée… Sais-tu que Madroman nous a attiré toutes sortes de problèmes, à Jondalar et à moi ? poursuivit-elle après un silence. Quand il était jeune et que j’étais sa femme-donii ?

— Jondalar m’en a parlé. C’est pour ça qu’il lui manque les dents de devant ? Parce que Jondalar l’a frappé ? interrogea Ayla.

— Il a fait beaucoup plus que le frapper. C’était terrible. Il est devenu si violent qu’il a fallu plusieurs hommes pour l’arrêter, alors même qu’il n’était encore qu’un enfant à l’époque. C’est essentiellement pour cette raison qu’il a été banni. Il a appris à se contrôler, depuis, mais dans son jeune âge il était incapable de maîtriser sa fureur, sa colère. Je ne crois même pas qu’il se rendait compte de ce qu’il faisait à Madroman. C’était comme s’il était possédé par une force qui se serait introduite en lui, il n’était plus lui-même.

À ce souvenir, la femme que l’on connaissait jadis sous le nom de Zolena ferma les yeux et hocha la tête.

Ayla ne savait que dire, mais ce récit la troublait. Elle avait déjà vu Jondalar jaloux et contrarié, mais jamais en colère à ce point.

— Il ne faut sûrement pas regretter que quelqu’un ait porté le problème à l’attention de la Zelandonia, reprit la Première, j’avais sans doute laissé les choses aller trop loin, mais Madroman n’a pas pris cette initiative parce que c’était la bonne solution. Il nous a observés en secret et il l’a fait parce qu’il était jaloux de Jondalar. Mais tu comprends maintenant pourquoi je commençais à me demander si je laissais mes sentiments personnels interférer avec mon jugement.

— Je ne crois pas que tu en serais capable, dit Ayla.

— Je l’espère bien. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai mes doutes à propos de Madroman. J’ai le sentiment qu’il manque de… de quelque chose. D’une qualité indispensable pour servir la Mère. Mais il a été admis pour être formé avant que je devienne Première. Au départ, quand je l’ai interrogé sur son appel, j’ai eu l’impression que son histoire était pour le moins étrange. D’autres que moi ont eu également ce sentiment, mais certains membres ont décidé de lui accorder pleinement crédit. Cela faisait si longtemps qu’il avait le statut d’acolyte, et il ambitionnait depuis le début de devenir Zelandoni. C’est pour cette raison que j’ai jugé préférable de l’interroger de façon informelle : il n’a pas encore passé les épreuves finales. Mais les informations que tu viens de me donner peuvent contribuer à rétablir la vérité. C’est tout ce que je souhaite. Il se peut qu’il ait des explications valables à apporter. Si c’est le cas, il sera certainement accepté, mais s’il feint d’avoir la vocation, nous avons besoin de le savoir.

— Que ferez-vous si ce qu’il dit n’est pas vrai ?

— Il n’y a pas grand-chose que nous puissions faire, sinon lui interdire de faire usage de tout ce qu’il aura appris en tant qu’acolyte, et en informer sa Caverne. Il sera déshonoré, ce qui est en soi une grave punition, mais aucune sanction n’est prévue. Il n’aura fait de mal à personne, n’aura commis aucun forfait, il n’aura fait que mentir. Il se peut que tout mensonge mérite punition, mais en ce cas j’ai bien peur que tout un chacun finisse par être puni un jour, conclut Zelandoni.

— Les membres du Clan ne mentent pas, dit Ayla. Ils en sont incapables. Avec leur façon de s’exprimer, tout se sait toujours, ils n’ont donc jamais appris à mentir.

— Tu me l’as déjà dit. Je souhaite parfois que ce soit aussi le cas chez nous, dit la doniate. C’est l’une des raisons pour lesquelles les membres de la Zelandonia n’acceptent jamais la présence d’un acolyte lorsqu’un nouveau Zelandoni est initié. Cela ne se produit pas souvent, mais il arrive, une fois de temps en temps, que l’un d’eux essaie de prendre un raccourci. Cela ne marche jamais. Nous avons les moyens de nous en rendre compte.

Plusieurs membres de la Zelandonia étaient entrés dans le local durant leur conversation, en particulier ceux du Sud, qui n’étaient pas encore rentrés chez eux. Tous étaient fascinés par les différences que la distance avait créées entre eux. Ils continuèrent de discuter tranquillement jusqu’à ce que tout le monde soit là. Sur quoi la Première se leva, alla jusqu’à l’entrée, où elle s’entretint avec deux membres initiés de fraîche date, qui gardaient l’édifice, leur demandant de veiller à ce que personne ne puisse s’approcher d’assez près pour écouter ce qui allait se dire.

Ayla examina les lieux.

De forme circulaire, constituée d’une cloison double de panneaux verticaux délimitant l’espace, la construction était identique à celle des abris installés pour y dormir, mais en plus vaste. Les panneaux intérieurs, mobiles, avaient été entassés près des cloisons extérieures, entre les couches légèrement surélevées disposées tout autour, ce qui formait une pièce unique très spacieuse. De nombreuses nattes tissées placées à même le sol présentaient de beaux motifs ouvragés, et divers coussins, oreillers et tabourets se trouvaient installés près de tables basses de différentes tailles, munies pour la plupart de simples lampes à huile, en général en grès ou en pierre calcaire, qui éclairaient jour et nuit l’abri dépourvu de fenêtre.

Zelandoni referma la tenture de l’entrée, qu’elle noua avant d’aller prendre place sur un tabouret surélevé installé au milieu du groupe.

— Comme la saison est très avancée, et que ta requête est plutôt inattendue, j’estime que le choix t’appartient, Ayla. Souhaites-tu te soumettre d’abord à un interrogatoire informel ? Pour un début, ce serait plus simple, cela te permettrait de t’habituer à notre procédure. À moins que tu ne préfères un examen complet, en bonne et due forme, demanda Celle Qui Était la Première pour Servir la Mère.

Ayla ferma les yeux et pencha la tête.

— S’il s’agit d’un échange informel, je devrai m’y soumettre de nouveau, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

— Oui, bien sûr.

Elle songea au bébé qu’elle avait perdu, sentit la douleur ressurgir. Elle n’avait pas du tout envie d’en parler.

— C’était… c’était très dur, dit-elle. Je ne souhaite pas ressasser sans arrêt ce qui s’est passé. Je crois que j’ai été appelée. Si ça n’est pas le cas, je veux en avoir la certitude, comme tout un chacun. Peut-on commencer tout de suite ?

Un feu brûlait dans un âtre situé un peu sur l’arrière de l’édifice, mais la fumée s’échappait par le trou central. De l’eau bouillait dans un récipient installé sur un support placé directement au-dessus du foyer. Confectionné avec la peau d’un gros animal, le récipient, pas tout à fait hermétique, laissait goutter juste assez d’eau pour empêcher qu’il prenne feu. L’ustensile avait déjà servi : la paroi externe était noircie et le dessous racorni et déformé, tant par l’eau qui bouillait à l’intérieur que par le feu à l’extérieur, mais il s’agissait d’un récipient fort efficace pour conserver un liquide bien au chaud grâce aux braises qui rougeoyaient dans l’âtre.

Celle Qui Était la Première prit dans un pot en vannerie une bonne pincée d’une plante séchée de couleur verte, qu’elle jeta dans l’eau bouillonnante avant d’en ajouter trois autres. L’odeur assez désagréable qui en émana était familière à Ayla. Du datura. Celui-ci avait été utilisé non seulement par Iza, la guérisseuse du Clan qui s’était occupée d’elle et l’avait formée, mais également par le Mog-ur, à l’occasion de cérémonies particulières avec les hommes du Clan. Ayla connaissait bien ses effets. Elle savait aussi que la plante en question ne se trouvait pas facilement dans la région où ils étaient. Ce qui signifiait qu’elle venait sans doute de loin, donc qu’elle était rare et d’une grande valeur.

— Quel est le nom de cette plante en zelandonii ? demanda Ayla, en montrant l’herbe séchée.

— Elle n’a pas de nom en zelandonii, et le nom étranger est difficile à prononcer, répondit la Première. Nous l’appelons simplement la Tisane du Sud-Est.

— Comment vous la procurez-vous ?

— Par l’intermédiaire de visiteurs, particulièrement la doniate de la Vingt-Quatrième Caverne du Sud, expliqua la Première. Ils vivent près de la frontière du territoire d’un autre peuple, et ont plus de contacts avec leurs voisins qu’ils n’en ont avec nous. Ils échangent même des partenaires. Je suis surprise qu’ils n’aient pas décidé de s’associer avec eux, mais ils sont farouchement indépendants, et fiers de leur héritage zelandonii. Je ne sais même pas à quoi ressemble cette plante, ni s’il y en a plus d’une variété.

Ayla esquissa un sourire.

— Moi si. C’est l’une des premières plantes que m’ait fait connaître Iza. Je lui ai entendu plusieurs noms, dont datura et stramoine. Les Mamutoï ont pour elle un nom que l’on pourrait traduire par « pomme épineuse ». Elle peut atteindre une certaine taille, ses feuilles sont grandes et sentent fort, ses fleurs sont blanches, quelquefois rouges, en forme d’entonnoirs s’ouvrant vers l’extérieur, et elle porte des fruits pleins d’épines. Tous ses constituants sont utiles, y compris ses racines. Si on ne s’en sert pas comme il convient, elle peut avoir des effets bizarres sur les gens et, bien sûr, les empoisonner, parfois fatalement.

Tous les membres de la Zelandonia présents étaient soudain fort intéressés, en particulier les visiteurs, surpris que la jeune femme dont ils avaient fait la connaissance plus tôt dans l’été soit si savante.

— En as-tu vu dans la région ? demanda le Zelandoni de la Onzième.

— Non, répondit Ayla, mais je n’en ai pas cherché. J’en avais avec moi quand je suis arrivée. Mais j’ai tout utilisé et j’aimerais bien la remplacer. C’est une plante très utile.

— Comment t’en sers-tu ? demanda le doniate.

— C’est un soporifique. Préparé d’une certaine façon, on peut l’utiliser comme anesthésique, d’une autre façon comme remède permettant aux patients de se détendre. Mais c’est une plante qui peut être très dangereuse. Les Mog-ur du Clan s’en servaient pour les cérémonies sacrées.

C’étaient les échanges de ce genre qu’Ayla appréciait le plus chez les membres de la Zelandonia.

— Les différentes parties de la plante ont-elles des usages ou des effets différents ? demanda la Zelandoni de la Troisième.

— Je pense que nous devrions mettre ces questions de côté pour le moment, intervint la Première. Nous sommes ici pour tout autre chose.

L’effervescence retomba brusquement, et ceux qui avaient posé les questions avec tant d’empressement eurent l’air un peu gênés. La Première puisa une tasse de liquide bouillant et la mit de côté à refroidir. Ce qui restait fut passé aux autres, qui en prirent chacun une quantité moindre. Quand le liquide atteignit une température buvable, la doniate tendit la tasse à Ayla.

— L’examen peut avoir lieu sans cette boisson, à l’aide de la seule méditation, mais cela prend plus de temps. Cette tisane semble contribuer à nous détendre, à trouver le bon état d’esprit, expliqua Zelandoni.

Ayla avala le liquide tiède au goût âcre, après quoi, comme les autres membres de l’assistance, elle adopta l’attitude apparemment la plus susceptible de conduire à la méditation, et attendit. Au début, elle s’intéressa avant tout à l’observation consciente des effets qu’avait sur elle la boisson, comment réagissait son estomac, comment sa respiration était affectée, si elle pouvait remarquer un relâchement de ses quatre membres. Mais les effets étaient subtils : elle ne remarqua même pas que son esprit se mettait à battre la campagne et que ses pensées n’avaient plus rien à voir avec le moment présent. Elle fut presque surprise – si tant est qu’elle pût ressentir de la surprise – lorsqu’elle prit conscience que la Première lui adressait la parole, de sa douce voix grave :

— Te sens-tu somnolente, Ayla ? Bien. Détends-toi, et ne résiste pas à l’assoupissement. Vide ton esprit et repose-toi. Ne pense à rien, sinon à ma voix. N’écoute que ma voix. Mets-toi à ton aise, détends-toi et n’écoute que ma voix, poursuivit Zelandoni. Et maintenant dis-moi, Ayla : où te trouvais-tu quand tu as décidé de te rendre dans la grotte ?

— J’étais en haut de la falaise… commença Ayla, avant de s’arrêter net.

— Continue, Ayla. Donc tu étais en haut de la falaise. Qu’y faisais-tu ? Prends ton temps. Contente-toi de raconter toute l’histoire à ta façon. Inutile de te précipiter.

— Le Jour le Plus Long était déjà passé, le soleil s’était tourné et revenait en arrière, en route vers l’hiver, mais je me suis dit que j’allais laisser passer encore quelques jours. Il était tard et j’étais fatiguée. J’ai décidé d’attiser le feu, de préparer un peu de tisane. J’ai recherché de la menthe dans mon sac à remèdes. Il faisait noir mais je tâtais les nœuds pour trouver le bon sachet. J’ai fini par le trouver grâce à la forte odeur de la menthe. Pendant que la tisane infusait, j’ai décidé de répéter le Chant de la Mère.

Et Ayla commença à dire le chant :

 

Des ténèbres, du Chaos du temps,

Le tourbillon enfanta la Mère suprême.

Elle s’éveilla à Elle-Même sachant la valeur de la vie,

Et le néant sombre affligea la Grande Terre Mère.

La Mère était seule. La Mère était la seule.

 

— De toutes les Histoires, de toutes les Légendes, c’était celle que je préférais, alors je me la répétais tout en buvant ma tisane, indiqua Ayla tout en continuant de réciter de nouvelles strophes :

 

De la poussière de Sa naissance, Elle créa l’autre,

Un pâle ami brillant, un compagnon, un frère.

Ils grandirent ensemble, apprirent à aimer, à chérir,

Et quand Elle fut prête, ils décidèrent de s’unir.

Il tournait autour d’elle constamment, Son pâle amant.

 

De ce seul compagnon Elle se contenta d’abord,

Puis devint agitée et inquiète en Son cœur.

Elle aimait Son pâle ami blond, cher complément d’Elle-Même,

Mais Son amour sans fond demeurait inemployé.

La Mère elle était, quelque chose Lui manquait.

 

Elle défia le grand vide, le Chaos, les ténèbres,

De trouver l’antre froid de l’étincelle source de vie.

Le tourbillon était effroyable, l’obscurité totale.

Le Chaos glacé chercha Sa chaleur.

La Mère était brave, le danger était grave.

 

Elle tira du Chaos la source créatrice,

Et conçut dans ce Chaos. Elle s’enfuit avec la force vitale,

Grandit avec la vie qu’Elle portait en Son sein,

Et donna d’Elle-Même avec amour, avec fierté.

La Mère portait Ses fruits, Elle partageait Sa vie.

 

Tout était si clair en elle, presque comme si elle revivait l’instant.

— J’étais gravide moi aussi, partageant ma vie avec la force vitale qui grossissait en moi. Je me sentais si proche de la Mère, dit-elle avec un sourire rêveur.

Plusieurs membres de l’assistance se regardèrent, l’air surpris, avant de se tourner vers la Première. La doniate opina du bonnet, indiquant qu’elle savait qu’Ayla était enceinte.

— Et que s’est-il passé ensuite, Ayla ? Que s’est-il passé sur cette falaise ?

— La lune était si grosse, si claire. Elle remplissait le ciel tout entier. J’ai eu l’impression qu’elle m’attirait, qu’elle m’absorbait en elle…

Elle raconta comment elle s’était élevée au-dessus du sol, comment la colonne rocheuse s’était mise à briller, puis comment elle avait pris peur, avait couru à la Neuvième Caverne, puis pris la direction de la Rivière. Elle expliqua qu’elle avait longé une rivière, qui ressemblait à la Rivière mais n’était pas tout à fait pareille, et cela pendant très, très longtemps. Elle avait eu l’impression que cela avait duré des jours et des jours, mais sans que jamais le soleil brille. La nuit avait régné en permanence, seulement éclairée par la lune énorme et brillante.

— Je crois que Son amant rayonnant, Son ami, m’aidait à trouver mon chemin, expliqua Ayla. Finalement, je suis arrivée au Lieu de la Fontaine Sacrée. Je pouvais voir le chemin montant jusqu’à la grotte briller à la lueur de Lumi, Son ami rayonnant. Je savais qu’il m’indiquait que je devais suivre cette voie. J’ai commencé à gravir le chemin, mais il était si long que je me suis demandé si j’avais suivi le bon jusqu’à ce que, soudain, j’atteigne le but. J’ai vu la sombre ouverture de la grotte, mais j’ai eu peur d’y pénétrer. C’est alors que j’ai entendu ces mots, « Elle a défié le grand néant, le Chaos, l’obscurité », et j’ai compris que je devais me montrer brave, comme la Mère, et braver également l’obscurité.

Ayla continua de raconter son histoire, qui fascinait visiblement l’assemblée tout entière. Chaque fois qu’elle faisait une pause, ou hésitait un peu trop longtemps, Zelandoni l’encourageait à poursuivre de sa voix grave, si apaisante.

 

 

— Ayla ! Tiens, bois ça !

C’était la voix de Zelandoni, mais elle semblait si lointaine…

— Ayla ! Redresse-toi et bois ça ! fit la voix, pleine d’autorité cette fois. Ayla !

La jeune femme sentit qu’on la relevait et ouvrit les yeux. La doniate qui lui était si familière portait une tasse à ses lèvres. Ayla but une gorgée de liquide, ce qui lui permit de comprendre qu’elle était assoiffée. Elle absorba quelques gorgées supplémentaires. La brume commençait à se dissiper. On l’aida à se remettre sur son séant et elle prit alors conscience que des voix s’exprimaient autour d’elle, doucement mais avec des accents fébriles.

— Comment te sens-tu, Ayla ? demanda la Première.

— J’ai un peu mal à la tête, et j’ai toujours très soif, répondit la jeune femme.

— Cette tisane va te faire du bien, dit la doniate de la Neuvième Caverne. Tiens, bois encore.

Ayla s’exécuta.

— Maintenant je crois que je vais devoir me débarrasser du trop-plein, dit-elle avec un sourire.

— Il y a un panier de nuit derrière ce paravent, dit une Zelandoni en lui indiquant la direction.

Ayla se releva. La tête lui tournait encore, mais beaucoup moins.

— Je pense que nous devrions la laisser reprendre ses esprits, entendit-elle dire Celle Qui Était la Première. Elle a connu des moments très durs, mais je crois qu’il ne fait guère de doute qu’elle sera la prochaine Première.

— Je suis moi aussi de cet avis, prononça une autre voix.

D’autres membres de la Zelandonia continuèrent de discuter, mais elle n’écoutait plus. Que voulaient-ils donc dire ? Elle n’était pas sûre d’apprécier de les entendre parler de la prochaine Première.

À son retour, la Zelandoni de la Neuvième Caverne demanda :

— Te souviens-tu de tout ce que tu nous as dit ?

Ayla ferma les yeux, le front plissé, concentrée.

— Je crois, dit-elle enfin.

— Nous souhaiterions te poser quelques questions. Te sens-tu assez forte pour y répondre, ou préfères-tu te reposer encore un moment ?

— Je crois que je me suis remise, et je ne me sens pas fatiguée. Mais je voudrais bien encore un peu de tisane, j’ai toujours la bouche très sèche, dit-elle.

Quelqu’un remplit sa tasse.

— Nos questions devraient pouvoir t’aider à interpréter l’expérience que tu as vécue, expliqua la doniate. Personne d’autre ne peut le faire à ta place.

Ayla approuva de la tête.

— Sais-tu combien de temps tu es restée dans la grotte ? demanda la Première.

— Quatre jours, d’après Marthona, répondit Ayla. Mais je ne me rappelle pas très bien ce qui s’est passé quand je suis sortie. Des gens m’attendaient dehors. Ils m’ont transportée sur une litière, et les quelques jours qui ont suivi sont assez flous.

— Crois-tu être en mesure de nous expliquer un certain nombre de choses ?

— Je vais essayer.

— Ces murs de glace que tu as évoqués… Si ma mémoire est bonne, tu nous as raconté un jour que tu étais tombée dans une crevasse en traversant un glacier. Par miracle, tu t’es retrouvée sur une corniche, et Jondalar a pu te tirer de là. C’est bien cela ? interrogea la Première.

— Oui. Il m’a lancé une corde et m’a dit de l’enrouler autour de ma taille. Il a ensuite attaché l’autre extrémité à son cheval. C’est Rapide qui m’a tirée de là, précisa Ayla.

— Rares sont ceux qui tombent dans une crevasse et ont la bonne fortune d’en sortir vivants. Tu es passée tout près de la mort, ce jour-là. Il arrive assez souvent aux acolytes, quand ils sont appelés, de revivre les moments où ils ont approché le Monde des Esprits. Crois-tu que ce soit là une interprétation possible des murs de glace ? demanda la Première.

— Oui, répondit Ayla, avant de poursuivre en regardant la doniate droit dans les yeux : Je n’y ai jamais songé jusqu’à maintenant, mais cela pourrait expliquer bien d’autres choses. J’ai failli perdre la vie en traversant une rivière en crue en me rendant ici, et je suis certaine que c’est le visage d’Attaroa que j’ai aperçu. Elle m’aurait tuée à coup sûr si Loup ne m’avait pas sauvée.

— Je suis sûr que cela explique certaines de tes visions, intervint un des Zelandonia en visite. Je n’ai pas personnellement entendu le récit complet de ton voyage jusqu’en ces lieux, mais il est évident que beaucoup ont eu cette chance. Mais qu’est-ce que c’était que ce vide obscur ? Était-ce une référence au Chant de la Mère, ou cela avait-il une tout autre signification ? J’ai été presque terrifié.

Ce commentaire suscita quelques petits rires, et pas mal de sourires, mais également quelques signes de tête approbateurs.

— Et cette mer chaude, et ces créatures s’enfouissant dans la boue et dans les arbres ? Tout cela était fort étrange, intervint un autre, sans parler de tous ces mammouths, ces rennes, ces bisons et ces chevaux…

— Une question à la fois, s’il vous plaît, insista la Première. Il y a beaucoup de choses que nous aimerions savoir, mais nous avons tout notre temps. Es-tu en mesure d’interpréter toutes ces choses, Ayla ?

— Je n’ai pas besoin de les interpréter, je sais de quoi il s’agissait, répondit la jeune femme. Mais je ne les comprends pas.

— Eh bien alors, dis-nous de quoi il s’agissait.

— Je pense que la plupart d’entre vous savent que lorsque je vivais au sein du Clan celle qui m’a servi de mère était une femme-médecine qui m’a appris presque tout ce que je sais sur la manière de soigner. Elle avait également une fille et nous vivions toutes au foyer de son frère, qui s’appelait Creb. La plupart de ceux du Clan connaissaient Creb comme le Mog-ur. Un Mog-ur était un homme qui connaissait le Monde des Esprits, et notre Mog-ur était comme Celle Qui Est la Première, le plus puissant de tous les Mog-ur.

— Il était un Zelandoni, alors, déclara l’un des Zelandonia en visite.

— En quelque sorte. Il n’était pas guérisseur. Les seuls guérisseurs étaient les femmes-médecine. C’étaient elles qui connaissaient les plantes qui soignent et les façons de les utiliser, mais c’était le Mog-ur qui invoquait le Monde des Esprits pour aider à la guérison, expliqua Ayla.

— Les deux sont distincts ? J’ai toujours cru qu’ils étaient inséparables, s’exclama une femme qu’Ayla ne connaissait pas.

— Tu seras en ce cas surprise d’apprendre que seuls les hommes étaient autorisés à prendre contact avec le Monde des Esprits, et à devenir Mog-ur, et que seules les femmes, les femmes-médecine, pouvaient devenir guérisseuses, précisa Ayla.

— C’est surprenant.

— Je ne peux rien dire à propos des autres Mog-ur, mais notre Mog-ur avait un talent particulier pour invoquer le Monde des Esprits. Il pouvait en revenir à leurs débuts et montrer le chemin aux autres. Il m’a ramenée un jour en arrière, alors qu’il n’avait pas à le faire, et je crois qu’il a vivement regretté cette décision. Après cela, il a changé, il a perdu quelque chose. Je regrette que cela se soit passé ainsi.

— Et comment cela s’est-il passé ? demanda la Première.

— Il existait une racine, que l’on n’utilisait que pour la cérémonie spéciale qui réunissait tous les Mog-ur à l’occasion du Rassemblement du Clan. Elle devait être préparée d’une certaine manière, que seules connaissaient les femmes-médecine de la lignée d’Iza.

— Tu veux dire qu’ils ont des Réunions d’Été, eux aussi ? demanda le Zelandoni de la Onzième.

— Pas chaque été, tous les sept ans seulement. Quand le temps est venu du Rassemblement d’Été, Iza était malade. Elle n’a pas pu faire le voyage, sa fille n’était pas encore femme, or la racine devait être préparée par une femme, pas par une fille. Je n’avais pas la mémoire du Clan, mais Iza m’avait formée pour devenir une femme-médecine. Il fut décidé que je serais celle qui préparerait la racine pour les Mog-ur. Iza m’a expliqué comment je devais mâcher la racine et la recracher dans un bol spécial. Elle m’a bien mise en garde : je ne devais surtout pas avaler une goutte du suc tandis que je mâchais. Quand nous sommes arrivés au Rassemblement du Clan, les Mog-ur ne se sont pas montrés disposés à me laisser faire : j’étais née chez les Autres, pas au sein du Clan, mais en fin de compte, au dernier moment, Creb est venu me voir et m’a demandé de me préparer.

« J’ai respecté tout le rituel, mais je m’y suis mal prise : j’ai avalé un peu de la racine et j’en ai préparé un peu trop. Iza m’avait dit que c’était trop précieux pour qu’on s’en débarrasse, mais à ce moment-là je n’avais plus les idées claires. J’ai bu le suc qui restait dans le bol afin de ne pas le laisser perdre et, sans en avoir vraiment eu l’intention, je suis entrée dans la grotte toute proche et, tout au fond, j’y ai trouvé les Mog-ur. Aucune femme n’a le droit de participer aux cérémonies des hommes, mais voilà que je me retrouvais là, après avoir absorbé la boisson moi aussi.

« Je ne peux pas vraiment expliquer ce qui s’est passé par la suite, mais Creb a su que j’étais là, j’ignore comment. Je tombais dans un vide obscur et profond et j’étais certaine d’y être précipitée à jamais, mais Creb est venu m’y chercher et m’a ramenée. Je suis sûre qu’il m’a sauvé la vie. Les gens du Clan ont une qualité d’esprit que nous n’avons pas, tout comme nous en avons une qu’ils n’ont pas. Ils ont la mémoire, ils sont capables de se rappeler ce que savaient leurs ancêtres. Ils n’ont pas vraiment à apprendre ce qu’ils ont besoin de savoir, comme c’est le cas pour nous. Ils ont simplement besoin de le savoir, ou qu’on leur rappelle de se souvenir. Ils sont capables d’apprendre des choses nouvelles, mais c’est plus difficile pour eux.

« Leur mémoire remonte à loin. Dans certaines circonstances, ils peuvent en revenir à leurs tout débuts, à une période si lointaine qu’il n’existait pas d’êtres humains et que la terre était différente. Peut-être jusqu’à l’époque où la Grande Terre Mère a donné naissance à Son fils et a rendu la terre verte avec les eaux de Son accouchement. Creb avait la capacité de diriger les autres Mog-ur et de les ramener jusqu’à ces temps anciens. Après qu’il m’a sauvée, il m’a ramenée avec lui et les autres Mog-ur, loin dans la mémoire. Si l’on revient suffisamment en arrière, on se rend compte que nous avons tous les mêmes souvenirs, et il m’a aidée à retrouver les miens. J’ai partagé cette expérience avec eux.

« Dans les souvenirs, lorsque la terre était différente, il y a si longtemps que l’on a du mal à se l’imaginer, ceux qui ont précédé les êtres humains vivaient dans les profondeurs de l’océan. Quand les eaux se sont asséchées et qu’ils se sont retrouvés échoués dans la boue, ils se sont transformés et ont appris à vivre sur la terre. Ils ont encore changé de nombreuses fois après cela et, avec Creb, j’ai été capable de les accompagner. Ça n’était pas la même chose pour moi que pour eux mais j’ai été capable de suivre leur cheminement. J’ai vu la Neuvième Caverne avant que les Zelandonii s’y installent, j’ai reconnu la Pierre Qui Tombe la première fois que je suis arrivée. Et puis ensuite je suis allée à un endroit où Creb n’a pas pu aller. Il a empêché les autres Mog-ur de passer, afin qu’ils ne sachent pas que j’étais là, après quoi il m’a dit de partir, de quitter la grotte avant qu’ils me découvrent. Il ne leur a jamais dit que j’étais là, je me serais fait tuer sur-le-champ s’ils l’avaient su, mais il n’a plus jamais été le même après ça.

La fin du récit d’Ayla fut accueillie par un grand silence, que Zelandoni Qui Était la Première se décida à rompre :

— Dans nos Histoires et Légendes Anciennes, la Grande Terre Mère a donné naissance à toute vie, puis à ceux qui, comme nous, se souviendraient d’Elle. Qui peut dire comment Doni nous a formés ? Quel enfant peut se rappeler sa vie dans le sein de sa mère ? Avant sa naissance, le bébé respire de l’eau et il se débat pour respirer lorsqu’il voit le jour. Toutes celles qui sont ici ont vu, ont examiné la vie humaine avant qu’elle soit complètement constituée, lorsqu’elle a été expulsée avant le terme. Dans ses premiers stades, elle ressemble à un poisson, puis à un animal terrestre. Il se peut qu’elle se rappelle sa propre vie dans le sein de sa mère, avant sa naissance. L’interprétation qu’a Ayla de ses premières expériences avec ceux qu’elle appelle le Clan ne contredit pas les Légendes ou le Chant de la Mère. Elle y ajoute quelque chose, elle les explicite. Mais je suis stupéfaite que ceux que pendant si longtemps nous avons qualifiés d’animaux aient une connaissance aussi profonde de la Mère et que, malgré cette connaissance accumulée dans leur « mémoire », ils ne soient pas allés jusqu’à la reconnaître.

Les membres de la Zelandonia furent soulagés. La Première avait réussi à s’emparer de ce qui, au départ, avait toutes les apparences d’un choc entre croyances, raconté par Ayla avec une telle force de conviction qu’elle pouvait presque être susceptible de provoquer un schisme, pour, au contraire, réunir et entremêler harmonieusement. L’interprétation de la doniate ajoutait de la force à leurs croyances plutôt qu’elle ne les mettait en pièces. Ils étaient éventuellement capables d’accepter que ceux qu’ils appelaient les Têtes Plates soient des êtres intelligents à leur façon, mais les membres de la Zelandonia devaient s’en tenir au dogme selon lequel ces peuples étaient inférieurs au leur. Les Têtes Plates n’avaient pas reconnu la Grande Terre Mère.

— C’est donc cette racine qui t’a permis de voir le vide, le néant obscur et les étranges créatures, constata le Zelandoni de la Cinquième.

— C’est une racine puissante. J’en ai emporté avec moi quand j’ai quitté le Clan. Je ne l’avais pas prémédité, il y en avait simplement dans mon sac à remèdes. Après être devenue une Mamutoï, j’ai parlé à Mamut de la racine et de mon expérience dans la grotte avec Creb. Jeune homme, il avait été blessé au cours d’un voyage, et une femme-médecine du Clan l’avait soigné. Il était resté chez eux un certain temps, avait appris certaines de leurs pratiques et participé au moins une fois à une cérémonie avec les hommes du Clan. Il voulait que nous testions la racine ensemble. Je crois qu’il estimait que si Creb avait été en mesure de la maîtriser il en serait lui aussi capable. Mais il y a des différences entre ceux du Clan et les Autres. Avec Mamut, nous n’avons pas pu retrouver nos souvenirs passés, nous sommes allés ailleurs. J’ignore où exactement, mais c’était très étrange, très effrayant. Nous avons traversé ce vide, ce néant, et nous avons failli ne pas revenir, mais… quelqu’un voulait si fort que l’on revienne que son envie a surpassé tout le reste.

Ayla baissa les yeux et regarda ses mains.

— Son amour était si fort alors… poursuivit-elle d’une voix à peine audible.

Seule Zelandoni remarqua la douleur dans le regard d’Ayla quand celle-ci releva les yeux.

— Mamut m’a dit qu’il n’utiliserait plus jamais cette racine : il avait peur de se perdre dans ce néant et de ne jamais pouvoir revenir en arrière, de ne jamais trouver le Monde d’Après. Il m’a dit que si j’utilisais de nouveau cette racine je devrais veiller à bénéficier d’une forte protection, sous peine de ne plus jamais pouvoir revenir.

— Et il te reste un peu de cette racine ? s’empressa de demander la Première.

— Oui. J’en ai trouvé encore dans les montagnes près de chez les Sharamudoï, mais je n’en ai plus vu depuis lors, répondit Ayla. Je ne crois pas qu’elle pousse dans cette région.

— Et ce qu’il t’en reste est-il toujours utilisable ? Une longue période s’est écoulée depuis ton voyage, insista la doniate.

— À condition qu’elle soit convenablement séchée et préservée de la lumière, Iza m’a dit que cette racine se concentrait, gagnait en puissance avec le temps, expliqua la jeune femme.

Celle Qui Était la Première hocha la tête, plus pour elle-même que pour l’assistance.

— J’ai la forte impression que tu as ressenti les douleurs de l’enfantement, constata un des Zelandonia en visite. Es-tu passée près de la mort au cours d’un accouchement ?

Ayla avait raconté à la Première les moments terribles qu’elle avait traversés en donnant naissance à son premier enfant, son fils aux esprits mêlés, et la doniate pensait que cela pouvait expliquer, au moins en partie, l’épreuve qu’elle avait subie dans la grotte, au cours de son accouchement, mais elle ne jugea pas indispensable d’en faire part aux autres.

— À mon avis, la question la plus importante est celle que nous avons tous esquivée, intervint-elle. Le Chant de la Mère est sans doute la plus vieille des Légendes des Anciens. Selon les différentes Cavernes, il existe des variations mineures, mais sa signification profonde demeure toujours la même. Peux-tu nous la réciter, Ayla ? Pas dans son entier, juste la dernière partie.

Ayla accepta d’un signe de tête et ferma les yeux, se demandant où commencer.

 

Avec un grondement de tonnerre, Ses montagnes se fendirent,

Et par la caverne qui s’ouvrit dessous

Elle fut de nouveau mère,

Donnant la vie à toutes les créatures de la Terre.

D’autres enfants étaient nés, mais la Mère était épuisée.

 

Chaque enfant était différent, certains petits, d’autres grands.

Certains marchaient, d’autres volaient, certains nageaient, d’autres rampaient,

Mais chaque forme était parfaite, chaque esprit complet.

Chacun était un modèle qu’on pouvait répéter.

La Mère le voulait, la Terre verte se peuplait.

 

Les oiseaux, les poissons, les autres animaux,

Tous restèrent cette fois auprès de l’Éplorée.

Chacun d’eux vivait là où il était né

Et partageait le domaine de la Mère.

Près d’Elle ils demeuraient, aucun ne s’enfuyait.

 

Ayla avait commencé à réciter plutôt timidement, mais à mesure qu’elle poursuivait, sa voix gagnait en puissance, son ton en assurance.

 

Ils étaient Ses enfants, ils la remplissaient de fierté

Mais ils sapaient la force de vie qu’Elle portait en Elle.

Il Lui en restait cependant assez pour une dernière création,

Un enfant qui se rappellerait qui l’avait créé.

Un enfant qui saurait respecter et apprendrait à protéger.

 

Première Femme naquit adulte et bien formée,

Elle reçut les Dons qu’il fallait pour survivre.

La vie fut le premier, et comme la Terre Mère

Elle s’éveilla à elle-même en en sachant le prix.

Première Femme était née, première de sa lignée.

 

Vinrent ensuite le Don de Perception, d’apprendre,

Le désir de connaître, le Don de Discernement.

Première Femme reçut le savoir qui l’aiderait à vivre

Et qu’elle transmettrait à ses semblables.

Première Femme saurait comment apprendre, comment croître.

 

La Mère avait presque épuisé Sa force vitale,

Pour transmettre l’Esprit de la Vie,

Elle fit en sorte que tous Ses enfants procréent,

Et Première Femme reçut aussi le don d’enfanter.

Mais Première Femme était seule, elle était la seule.

 

La Mère se rappela Sa propre solitude,

L’amour de Son ami, sa présence caressante.

Avec la dernière étincelle, Son travail reprit,

Et pour partager la vie avec Femme Elle créa Premier Homme.

La Mère à nouveau donnait, un nouvel être vivait.

 

Ayla parlait si couramment la langue que la plupart des membres de l’assistance ne remarquaient même plus son accent. Ils avaient pris l’habitude de la façon dont elle prononçait certains mots, certains sons. Tout cela leur paraissait normal. Mais tandis qu’elle récitait les strophes familières, son langage singulier semblait leur ajouter une qualité un peu exotique, une touche mystérieuse, qui leur donnait vaguement l’impression que celles-ci venaient d’un lieu autre, peut-être hors de ce monde.

 

Femme et Homme la Mère enfanta,

Et pour demeure Elle leur donna la Terre,

Ainsi que l’eau, le sol, toute la création,

Pour qu’ils s’en servent avec discernement.

Ils pouvaient en user, jamais en abuser.

 

Aux Enfants de la Terre, la Mère accorda

Le Don de Survivre, puis Elle décida

De leur offrir celui des Plaisirs,

Qui honore la Mère par la joie de l’union.

Les Dons sont mérités quand la Mère est honorée.

 

Satisfaite des deux êtres qu’Elle avait créés,

La Mère leur apprit l’amour et l’affection.

Elle insuffla en eux le désir de s’unir,

Le Don de leurs Plaisirs vint de la Mère.

Avant qu’Elle eût fini, Ses enfants L’aimaient aussi.

 

C’était en général ainsi que se terminait le Chant de la Mère, et Ayla hésita un moment avant de poursuivre. Puis, après avoir pris une grande inspiration, elle récita la strophe qui avait si fort résonné en elle lorsqu’elle se trouvait dans la grotte, tout au fond :

 

Son dernier Don, la Connaissance que l’homme a son rôle à jouer.

Son besoin doit être satisfait avant qu’une nouvelle vie puisse commencer.

Quand le couple s’apparie, la Mère est honorée

Car la femme conçoit quand les Plaisirs sont partagés.

Les Enfants de la Terre étaient heureux, la Mère pouvait se reposer un peu.

 

Un silence gêné régna dans l’assistance lorsqu’elle en eut terminé. Aucune des femmes, aucun des hommes puissants présents dans la salle ne savait vraiment quoi dire. Ce fut la Zelandoni de la Quatorzième Caverne qui se décida enfin à prendre la parole :

— Je n’ai jamais entendu cette strophe ou quoi que ce soit qui y ressemble, dit-elle.

— Moi non plus, dit la Première. La question est : qu’est-ce que cela signifie ?

— Qu’en penses-tu ? demanda la doniate de la Quatorzième.

— Je pense que cela veut dire que ça n’est pas seulement la femme qui crée une nouvelle vie, répondit la Première.

— Non, bien sûr que non, protesta le doniate de la Onzième Caverne. On sait depuis toujours que pour créer une nouvelle vie il faut mêler l’esprit d’un homme avec celui d’une femme…

— La strophe n’évoque jamais l’esprit, intervint Ayla. Elle dit que la femme conçoit quand les Plaisirs sont partagés. Il ne s’agit pas seulement de l’esprit d’un homme : une nouvelle vie ne peut commencer si le désir de l’homme ne s’épanche pas. Un enfant est autant une création de l’homme que de la femme, un enfant de son corps à lui autant que de son corps à elle. C’est l’union d’un homme et d’une femme qui initie une vie.

— Tu veux dire que cette union n’est pas faite pour donner les Plaisirs ? demanda la Zelandoni de la Troisième Caverne d’un ton incrédule.

— Personne ne doute que l’union soit un Plaisir, fit la Première avec un sourire ironique. Je crois que cela signifie que le Don de Doni va au-delà du Don des Plaisirs. C’est un autre Don de Vie. À mon avis, c’est là le sens de cette strophe. La Grande Terre Mère n’a pas créé les hommes uniquement pour partager les Plaisirs avec les femmes et pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants. La femme est une protégée de Doni parce qu’elle crée une nouvelle vie, mais l’homme l’est, lui aussi. Sans lui, aucune vie nouvelle ne peut commencer. Sans les hommes, et sans les Plaisirs, toute vie prendrait fin.

Un bruissement de voix excitées monta dans la pièce.

— Il existe certainement d’autres interprétations, intervint un des Zelandonia. Cela paraît trop difficile à croire.

— Trouve-moi en ce cas une autre interprétation, rétorqua la Première. Tu as entendu les mots, comment les expliques-tu ?

Le Zelandoni hésita, longuement.

— Il faut que j’y réfléchisse, dit-il enfin. Cela mérite qu’on prenne du temps pour les étudier.

— Tu peux y réfléchir toute une journée, toute une année, ou tout le temps que tu es capable de compter, cela ne changera rien à l’interprétation. Avec son appel, Ayla a reçu un Don. La Mère l’a choisie pour apporter ce nouveau Don de la Connaissance de la Vie, dit la Première.

Nouveau brouhaha dans l’assistance.

— Mais qui dit don dit échange ! lança la Zelandoni de la Deuxième Caverne, qui prenait la parole pour la première fois. Personne ne reçoit un don sans avoir l’obligation d’en offrir un, d’égale valeur, en retour. Quel Don Ayla a-t-elle pu faire en retour à la Mère qui ait été d’égale valeur ?

Le silence s’instaura. Tous les membres de l’assistance regardaient Ayla.

— Je Lui ai donné mon bébé, répondit celle-ci, sachant au plus profond de son cœur que l’enfant qu’elle avait perdu avait été conçu par Jondalar, que c’était son enfant et celui de Jondalar.

Aurai-je encore un enfant qui soit à moi, et aussi à Jondalar ? se demandait-elle.

— La Mère a été profondément honorée quand ce bébé a été initié. C’était un bébé que je désirais, que je désirais plus que je ne saurais dire. Aujourd’hui encore, mes bras souffrent du vide de cette perte. J’aurai peut-être un autre enfant un jour, mais plus jamais je n’aurai celui-là. Je ne sais pas quelle valeur la Mère accorde au Don qu’Elle fait à Ses enfants, poursuivit-elle en refoulant ses larmes, mais je sais pour ma part qu’il n’y a rien à quoi j’accorde plus de valeur qu’à mes enfants. J’ignore pourquoi Elle a voulu mon enfant, mais la Grande Mère a empli ma tête des mots de Son Don après que mon bébé est parti.

Des larmes brillèrent dans ses yeux, en dépit de tous ses efforts pour les contrôler.

— Je souhaiterais pouvoir lui restituer Son Don et retrouver mon bébé.

Plusieurs membres de l’assistance parurent suffoqués : on ne devait jamais prendre à la légère les Dons de la Mère, et surtout pas souhaiter ouvertement les lui retourner. Elle risquait d’être terriblement offensée, et qui sait alors comment Elle était capable de réagir ?

— Es-tu sûre que tu étais enceinte ? demanda le doniate de la Onzième.

— J’ai manqué trois lunes, et tous les autres signes étaient là. Oui, j’en suis certaine, expliqua Ayla.

— Moi aussi, intervint la Première. Avant de partir pour la Réunion d’Été, je savais qu’elle portait un enfant.

— Dans ce cas elle a dû perdre son bébé avant qu’il naisse. Ce qui expliquerait les douleurs de l’enfantement que j’ai ressenties dans son récit, dit une Zelandoni.

— Je crois que c’est évident. À mon avis, la perte de son bébé l’a entraînée dangereusement près de la mort lorsqu’elle se trouvait dans la grotte, expliqua la Première. C’est sans doute pour cette raison que la Mère a réclamé son bébé. Le sacrifice était nécessaire. Cela l’a entraînée assez près du Monde d’Après pour que la Mère puisse lui parler, afin de lui confier la strophe pour le Don de la Connaissance.

— Je suis désolée, dit la Zelandoni de la Deuxième Caverne. Perdre un enfant peut être un terrible fardeau à porter.

Elle avait prononcé ces mots avec une empathie si manifeste, si sincère, qu’Ayla se demanda ce que cela cachait.

— S’il n’y a pas d’objection, je crois qu’il est temps de passer à la cérémonie, dit la Première.

Tout le monde approuva.

— Es-tu prête, Ayla ?

Le front plissé, la jeune femme regarda autour d’elle avec consternation. Prête à quoi ? Tout cela paraissait si soudain.

— Tu as dit que tu souhaitais te soumettre à toutes les épreuves officielles, reprit la Première, consciente de son désarroi. Il était entendu que si tu réussissais à convaincre la Zelandonia tu passerais au niveau supérieur. Tu ne serais plus une aide, un acolyte. Tu quitterais ce lieu en tant que Zelandoni.

— Maintenant ? demanda Ayla.

— Pour la première marque d’appartenance, oui, dit la Première en saisissant un couteau à la lame de silex affûtée.

Le Pays Des Grottes Sacrées
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